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Je repense à Kikuo Morimoto.

Je revois son paquet de cigarettes Ara rouges et son briquet, sur facebook il est connecté et ses amis se comptent par milliers, tout à fait normal le maître de la soie, son anglais est certe un peu mieux que le mien mais je m’en rapproche. C’est qu’en fait avant de le rencontrer, comme souvent ça m’arrive, je me faisais une idée assez lointaine du personnage, je l’imaginais dans des brumes zen alors qu’il est tout ce qu’il y a de plus simple, un artiste qui se passionne pour son art et qui en vit. Depuis cette rencontre nous partageons des pensées et j’en suis heureux. L’art renferme cette infime partie éternelle qui comme les lucioles ne s’illumine qu’au contact de la nuit. Celle qui vient de commencer risque de durer des jours entiers.

J’ai appris aujourd’hui que mettre un A devant le prénom signifiait en khmer qu’il existe entre deux personnes une familiarité, une connivance, un lien. Ce matin le gérant de la lovely guest house, mister Suong donc aSuong, nous conduit vers le moine. Il fallait y aller dès le matin pour ne pas le râter, un rendez-vous important avec comme but de déméler les zones obscures d’une affaire. Et nous voilà embarqués dans son tuktuk pour une course vers la campagne sans avoir la moindre idée des motivations ni d'un trajet qui prendra presque toute la matinée.

Comment souvent ce genre de périple est l’occasion rêvée pour laisser les pensées filer au gré des kilomètres avalés, le paysage qui se floute avec la vitesse devient une page moirée où se grave une idée, quelques mots ; ainsi alors qu’on quittait la route goudronnée pour entamer la piste rouge je pensais une fois encore à la musique et surtout aux silences qu’elle contient, j’en ressentais un grand plaisir, celui d’avoir conscience qu’il existait enfin un espace où le silence avait sa place, que l’exclure revenait à faire un génocide sonore ! C’est penché sur l’acoudoir du tuktuk que j’ai repensé à Morimoto et à ses cigarettes.

Février en pays khmer est un paysage sec, la poussière rouge s’élève et part rejoindre à la verticale le vert des feuille, des tons inconnus s’en détachent. Plus on s’enfonce dans la campagne plus la végétation devient rassurante, une lente réconciliation opère et même si les pistes s’agrandissent, si l’homme façonne le paysage pour le rendre plus fluide, il demeure que cette invitation ressemble à s’en méprendre à une danse, de celle qui vous fait oublier d’où vous venez et vous dépose lentement à l’endroit qu’est le vôtre.

Etre chauffeur de tuktuk est un dur métier, il faut savoir manipuler une moto sur des terrains accidentés, sables et ornières forment souvent des pièges. Asuong est maître dans l’exercice, parfois on descend pour le laisser s’échapper d’un de ces pièges et remonter quelques mètres plus loin. Ainsi nous avons progressé dans ce paysage rouge et vert. Et dire que parfois les touristes rechignent à un dollar près sur une course où le chauffeur aura donné toute son adresse pour le bien-être de quatre barangs bien installés…

Lentement, prudemment nous avançons dans cette palette, les maisons hautes en bois sous lesquelles les familles s’activent se succèdent, les « hello » lancés par les enfants s’effacent dans le bruit de la moto, des visages se détachent, ici une femme nous offre un sourire de bétel, là un bébé dans les bras d’un papa, la vie est simple à la campagne, bien loin de la ville aux néons.

Je devrais emporter un carnet pour ce genre de transport, histoire de noter ce qui s’écrit sous mes yeux, quelques mots sur un papier auront fait l’affaire. C’est curieux aussi cette musique qui se pose devant une émotion, ça pourrait être deux notes de piano ou alors un filet de voix, tout semble s’accorder alors que des bougainvilliers se renversent sur une clôture.

La pagode se profile au détour d’un chemin, nous sommes arrivés.

Une autre vie s’écrit, des femmes aux cranes rasés s’activent à la vaisselle, des enfants assis par terre finissent leur repas, chats et chiens s’ignorent, des visages et des regards.

Asuong nous invitent à le suivre vers l’endroit où nous attend le moine. Une petite maison où quelques marches nous mènent devant l’homme. Nous nous installons en tailleur, saluons, alors commence un dialogue entre lui et notre chauffeur. Le moine brûle quelques bâtons d’encens, s’incline à plusieurs reprises et parle. Tout sera assez rapide, il donnera son avis sur le sujet. Ces gestes sont lents, ces mains se posent sur son talon. Il a finit. Nous le saluons de nouveau et retournons vers le tuktuk.

Les paroles s’éloignent en même temps que nous.

Ce soir la nuit est douce, je fume une Ara.

Plus un bruit, pas même de vent.

C’est le moment idéal.

Les notes de Bill Evans s’élèvent, cerf-volant vers les étoiles.

 

© 2014 par Laurent Mazzaggio

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